Journée de « OUF »


Nous avons tous vécu des journées complètement dingues où dès le pied hors du lit on se dit que cela ne va pas le faire. Des journées où le soir arrivé, nous sommes justes heureux de nous allonger en remerciant le ciel, la terre, nos ancêtres et autres divinités que celle-ci soit enfin passée. D’autres vivent des moments incroyables où la réalité dépasse la fiction. Mais cela arrive aux autres. Jamais, grand Dieu, jamais, à nous, simples mortels que nous sommes.
Ce matin, je me suis levée dans cet état d’esprit. Les nuages au-dessus de nos têtes sont gris. Ceux à l’horizon le sont autant et présagent d’une journée bien humide. L’odeur du café qui coule ne suffit pas pour mettre mon cerveau en route, la double couche pull et gilet pour me réchauffer. Malgré tout, ce matin je suis à l’heure. Je ne sais pas comment j’y suis arrivée, mais je sors de chez moi à l’heure, habillée, coiffée, maquillée, dans un « timing » parfait afin d’arriver à mon travail dans les temps.
« Si tout va bien ».
Cette pensée m’a à peine effleuré. Elle est passée plus vite que le vent et j’essaie de la rattraper, mais trop tard. Elle s’inscrit déjà dans mon karma. Je prie, en pleine conscience, pour que ces quelques mots s’oublient et tel un leitmotiv pavlovien, je me répète en boucle que tout va bien. Je descends les dernières marches de mon immeuble, ouvre la porte d’entrée, sors dans la rue et me dirige vers ma voiture. Vingt pas à faire à tout casser. Je clique sur la télécommande de ma 3008 pour ouvrir la portière, jusqu’ici tout va bien. Je glisse un pied dans mon véhicule, sifflotant un air de jazz, je vais échapper aux bouchons quotidiens et cela me met en joie. Je sais, finalement, je n’ai pas besoin de grand-chose pour être heureuse. Je pose mon sac sur le siège passager afin de me glisser complètement derrière le volant.
Forcément, hein ! Tout était trop beau. Un instant de flottement entre mon état de tranquillité et…
Des cris aigus et paniqués sur ma gauche attirent mon attention. Par réflexe, je me retourne pour regarder par-dessus mon épaule et me fige intriguée. Deux femmes, l’une âgée, l’autre la trentaine, s’agitent les bras en l’air devant la portière ouverte d’une voiture garée. La moitié d’un corps d’homme est plongée à l’intérieur, exposant à la vue de tous son fessier moulé dans un jean gris clair. Il ressort et lance une œillade exaspérée envers les deux femmes leur intimant de se calmer au lieu de lui hurler dans les oreilles. C’est ce que je suppose, au vu des gestes qu’il leur fait. Leur attitude n’aide pas et dérange les mouvements de l’homme dont le visage reflète de l’inquiétude. Je ne distingue pas la fin de la phrase, car j’entends un autre hurlement sortant directement de la voiture. L’homme se retourne aussi vite et plonge à nouveau le haut de son corps à l’intérieur. Les deux femmes se remettent à crier et à gesticuler à leur tour.
Je pousse un soupir d’exaspération, fâchée après moi et mon bon cœur. Je suis kyné, pas médecin, juste kyné. Seulement, s’il y a un souci, je me dois d’intervenir, ne serait-ce que le temps de calmer les deux folles agitées en attendant possible les secours, la police. Tout du moins, m’assurer qu’il n’y a rien de grave avant de reprendre la route. Je sors mon pied de la 3008, claque la portière et la referme tout en pestant intérieurement. « Tu vas voir, il n’y aura rien et toi tu seras dans les bouchons. »
Je m’approche prudemment de ces gens un peu fous qui me cachent l’intérieur du véhicule et des gémissements qui sort de la voiture parquée. Je me fige. C’est peut-être plus sérieux que ce que je pensais. Je serai en retard, c’est confirmé. Je lève les yeux au ciel et pousse un second soupir.
— Vous avez besoin d’aide ?
Je croise les doigts en priant pour me faire envoyer bouler. C’est vrai de quoi je me mêle ? Je le pense, car j’y ai déjà eu droit. Les bons samaritains ne sont pas toujours appréciés à leur juste valeur. Si les voitures de pompiers et les pompiers sont agressés alors qu’ils sont là pour sauver des vies ou les ambulances sont vandalisées alors qu’au même moment des médecins et secouristes sauvent une vie, pourquoi j’interviendrais.
Les doutes et ces questions me traversent alors que j’attends la réponse de la femme âgée qui me regarde passant de la suspicion à l’affolement. Elle me parle dans une langue que je ne comprends pas. Son débit est précipité et elle me montre la voiture plusieurs fois du doigt. Je m’approche alors un peu plus, la jeune femme se pousse sur la droite et me parle avec le même débit de la même langue.
Sur ce, l’homme se relève. Au moment où il se retourne, je vois sur le siège passager une femme essoufflée qui peine à reprendre son souffle. Le ventre rond, une main crispée sur le haut de son ventre, l’autre agrippée à celle de l’homme. Le bas de sa robe est trempé.
Aïe ! Ce n’est pas bon signe.
Je sors mon portable et appelle le 18.
— Les urgences ?
— Bonjour, une femme est en train d’accoucher dans sa voiture.
Et oui, il n’y a qu’à moi que ce genre de chose arrive. Vous me direz cela aurait pu être pire, une crise cardiaque ?
Je leur donne l’adresse de la rue, la description de la femme. L’homme me regarde, les yeux remplis de reconnaissance. Les pompiers sont en route. Un homme sort de l’immeuble en face, je l’interpelle et lui demande de m’apporter d’urgence des serviettes et une couverture. Choqué dans un premier temps, il réagit assez vite et repars dans la direction opposée. J’ai grand espoir qu’il reviendra avec ce que je lui ai demandé. Les contractions de la femme sont trop proches les unes des autres, le travail est trop avancé. Je m’inquiète du temps nécessaire pour que l’ambulance soit là avant. Qu’elle le veuille ou pas, le corps de la future maman pousse et pousse encore. Je fais signe par des gestes à l’homme de se glisser derrière le siège et d’encourager la femme. Entretemps, le monsieur de la maison d’en face revient avec une couverture et des serviettes. La future mère halète et pousse. Elle attrape ma main et la glisse entre ses jambes. Mon Dieu le bébé arrive ! Où sont les pompiers ? Pas le temps, une autre poussée et j’ai un bébé dans les mains. Sans toucher au cordon, je l’essuie avec une serviette, l’entour avec une propre, le pose sur la poitrine de la femme et les couvre tous les deux de la couverture. Nous avons de la chance, il n’y a pas de complications. Dans l’autre cas, j’aurais été bien ennuyée, je ne suis pas médecin. Le pimpon des pompiers n’est plus très loin. Je caresse doucement le dos du bébé pour l’encourager à crier. Un premier son, puis un suivant, fort, nous font sourire. Les pompiers sont là. Ils prennent en charge la maman et son précieux chargement. Je suis plus sereine.
La vieille femme s’approche de moi et me remercie. Elle me prend les mains rouges du sang, les essuie avec une des dernières serviettes et les embrasse de gratitude, je lui souris. L’ambulance part avec la jeune maman. L’homme demande à la femme âgée de s’installer à l’arrière et monte à l’avant avant de démarrer et de la suivre.
Le voisin et moi sommes sur le trottoir à les voir s’éloigner, heureux que cela se termine bien. Nous nous regardons, il hausse les épaules et s’en va. Je regarde ma montre. Je suis en retard.
Dire que ma journée ne fait que commencer.
Léa C. Gabriel

cigogne qui porte un bébé qui fait un clin d'oeil le pousse levé

Petit clin d’œil à ma kyné, qui vit des journées de OUF 😊

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